Histoire d'un autre siècle

cpybernardmalhache audaxAutant que je m'en souvienne, c'était un samedi soir un peu frais du mois de mars 1972. A 21 heures je me trouvais sur la ligne départ du premier 100 km marche à Bordeaux (brevet AUDAX). Des copains m'avaient parlé de cette épreuve. Ils devaient se trouver à mes côtés pour partager « cette belle aventure ». Mais entre les paroles et les actes il y a parfois l'océan à traverser! Et je me retrouvais orphelin et seul...

Pour la circonstance j'avais acheté des chaussures de sport. Les grands magasins de sport n'existaient pas, il n'y avait pas la débauche de matériel que l'on connaît à présent avec le développement des loisirs et la société de consommation. Je m'étais donc rabattu sur une paire de chaussures de tennis blanches Stanley Smith. Le vendeur m'avait aidé et conseillé pour choisir le modèle et la pointure. Il m'avait gââââté... Vraiment aux pieds « elles avaient de la gueule !».

Donc ce soir là, nous étions une centaine d'engagés. J'étais assez réservé mais le départ euphorique dissipa mes dernières craintes. Les discussions allaient bon train durant les premières heures. En particulier, un ancien joueur de rugby à treize, très athlétique encourageait de la voix les plus craintifs (il sera écrasé par un camion quelques temps plus tard alors qu'il participait à Paris Brest Paris en vélo). Dans ce genre d'épreuves il n'y a pas de concurrence, le but à atteindre étant d'amener le plus de monde possible à l'arrivée.

Sur les coups de minuit nous marchions vivement sur les boulevards de Bordeaux. Parmi nous, un prof de gym annonça à la cantonade : « nous allons passer devant chez mon père et il va nous faire le cri de TARZAN ».
Effectivement en passant devant la maison, fenêtres grandes ouvertes le père en question nous gratifia de son magnifique cri, une bouteille de champagne à la main. Je pensais à la joie débordante des voisins dans leur premier sommeil. Dans ma vie j'ai rarement entendu quelqu'un ainsi capable de réveiller la forêt vierge ! Il était doté d'un magnifique organe vocal !

Ce soir là, je devais dîner chez des amis en compagnie de mon épouse. Quelques minutes, après avoir entendu le cri de Tarzan, j'étais tout surpris de voir l'équipe qui avait abandonné ses occupations gastronomiques venir m'encourager. Dans ces conditions je ne pouvais que continuer pour aller jusqu'au au bout de l'épreuve. Quelques phrases échangées à voix feutrée avaient remplacé les conversations à bâtons rompus du début de « promenade » ; la file de marcheurs commençait à s'allonger. Malgré les recommandations réitérées « du chef de marche » certains avaient allègrement monté et descendu tous les trottoirs rencontrés dans la traversée de la ville.

La rampe du Pont d'Aquitaine et nos visages verdâtres, dus à la lumière de l'éclairage public (lumière monochromatique jaune du sodium basse pression) anéantirent les espoirs de quelques uns. Ils nous abandonnèrent définitivement alors que nous n'avions accompli que le quart du voyage. Un jeune voisin qui m'avait suivi faisait parti du lot.
Au lever du jour, les rangs s'étaient éclaircis et mes pieds commençaient à manifester quelques plaintes. Là, après un échange d'impressions avec « deux vieux routiers » je n'étais plus rassuré du tout ! Dixit «  pour la fin de la marche il fallait des chaussures comptant deux pointures de plus qu'habituellement ». Tout le monde savait cela, sauf moi! Je n'avais pas reçu le mode d'emploi.

Et l'impression de galère n'a pas tardé à se manifester. Après la halte pour un repas rapide à midi, j'avais l'impression de marcher sur des oeufs. Durant les dernières heures j'étais un peu largué mais attendu par un type sympathique (j'apprendrai incidemment beaucoup plus tard qu'à la fin de la guerre il était revenu d'un camp de concentration où il transportait les morts dans une fosse à l'aide d'une charrette. Ses capacités sportives lui avaient permis de survivre alors que les autres mouraient : je l'ai bien connu par la suite mais de cela il ne parla jamais.). Il m'encouragea et me tira dans son sillage jusqu'au bout. Je me traînais derrière lui, le regard accroché à son K.way vert : je ne vis rien d'autre jusqu'à l'arrivée où nous nous retrouvâmes une trentaine. Pour moi le but était atteint puisque je finissais dans les délais ( 20 heures de marche). J'étais heureux mais complètement cuit : j'avais marché plus de quatre heures avec le sang suintant à travers les chaussettes. J'appréhendais le moment où il faudrait me déchausser.

Sur le stade où se terminait notre périple, mon épouse et mes enfants qui m'attendaient étaient attristés : ma mine florissante de la veille s'étaient envolée au fil des kilomètres. Trop épuisé pour reprendre ma voiture, mon épouse me ramena à la maison avec la sienne. Et là ce fut une grande première : elle me déshabilla, me doucha et me coucha. Je reçus mon repas au lit mais seul et sans les chandelles ( il ne faut pas rêver...) ! Dès qu'elle me débarrassa de mes superbes chaussures Stan Smith, mes ongles qui avaient été serrés comme des sardines piquèrent une colère noire ! Alors que je les avais entretenus, coupés, choyés pendant tant d'années furent d'une ingratitude qui m'étonne presque encore aujourd'hui. Durant les jours qui suivirent, sans que je m'en rende compte, ils m'abandonnèrent en catimini. Je me demande même s'ils ne m'ont pas quitté un à un tout simplement, sur la pointe des pieds ( heureusement, un podologue me plaça des ongles artificiels en résine ou matière synthétique en attendant des jours meilleurs.).

La nuit parut longue et le sommeil difficile à venir : je continuais à marcher.

Je n'ai jamais oublié la tête du médecin quant à huit heures du matin, au pied de mon lit, il découvrit l'état de mes pieds. Sa première réaction fut de sortir son calepin pour établir un arrêt de travail. Dès qu'il m'indiqua ses intentions je l'arrêtai en lui précisant qu'il était appelé uniquement pour me soigner et que je ne voulais rien d'autre. Là, nouveau changement de visage, il me dit « je n'ai jamais vu un client comme vous ! »
Apparemment il semblait sincère : je devais être son premier spécimen du genre (en 1982 je récidiverai auprès d'un chirurgien, mais là c'est une autre histoire: il s'agit de course à pied). Il alla à son cabinet chercher son bistouri et m'ouvrit les ampoules aux pieds, excusez du peu, en quatorze endroits. Avec de si belles et nombreuses ampoules j'aurais pu éclairer un stade !

L'après-midi mon chef de service passa me chercher et nous nous rendîmes au centre régional d'une grande société internationale pour assister à une présentation de matériel suivi d'exposés et d'un buffet campagnard. Cravaté, en costume trois pièces et avec des charentaises aux pieds je ne passais pas inaperçu. Beaucoup de monde semblait au courant de mon aventure et me regardait du coin de l'oeil : il ne me manquait qu'un anneau dans les narines, accroché à une chaîne, pour ressembler à un ours tel que ce plantigrade était présenté autrefois dans les foires. Du moins je ressentais la situation de cette manière. C'est ainsi que je fis mon entrée dans le monde technique, assez fermé, de l'éclairage. Aux environs de minuit nous étions de retour et il me tardait d'aller dormir et d'arrêter de marcher. Les 100km étaient bien terminés.

Le lendemain matin j'assurais normalement mon travail à mon bureau mais avec encore des raideurs et toujours chaussé de charentaises ! Après quelques jours de repos je recommençais à courir mais je n'oubliais pas pour autant mon aventure. Au mois de mai de 1974, nullement découragé par ma première expérience j'étais de nouveau au départ d'un brevet Audax mais de 135 km. Entre temps les chaussures commençaient à évoluer et au cours de mon premier « défi » j'avais appris beaucoup de choses.

Ce jour-là, nous quittâmes Périgueux (Périgord), en début d'après-midi, pour rallier Bordeaux sous des trombes d'eau. Durant la nuit les douches se succédèrent et dans la journée le temps s'améliora. A l'arrivée j'étais heureux j'avais pleinement atteint mon but. Je n'avais pas d'ampoules et je n'en ai jamais plus eu de ma vie au cours d'épreuves de fond : 100 km, 24 heures par équipes ou courses de montagne. Il est toujours possible de transformer un échec, même aussi cuisant que celui que j'ai vécu, en victoire : il suffit d'opérer une analyse des erreurs passées et d'y remédier. Cela se nomme tout simplement l'expérience et j'avoue que j'en ai réalisé un certain nombre au cours de ma vie sportive et professionnelle. Aujourd'hui encore je continue d'apprendre. J'espère pour longtemps et dans beaucoup de domaines ! Avec le sport dosé et quelques autres ingrédients cela fait, peut-être partie, des secrets de la longévité en parfaite santé.