Tout l’espace à courir

Badwater 2010, dans le Death Valey, suivi par mon pacer comme mon ombreLe soleil à l’ouest transperce la cime des arbres. Très bas, ses rayons se moquent de ma silhouette, projetant une ombre difforme et gigantesque. Le goudron brulant de la journée de canicule, rendu humide lors de la dernière averse, nous renvoie cette odeur caractéristique de l’été. Je cours depuis ce matin, plus de cent kilomètres déjà, je ne compte pas…
Mon équipe d’assistance veille sur moi. Régulièrement, un de ses membres court quelques kilomètres à mes cotés. Le souffle de ce compagnon de foulées est tout juste perceptible. Les regards, les gestes ont rendu toute parole inutile. Mes jambes tournent avec facilité. Mes muscles sont déliés. J’en oublie que je fais une course, qu’il s’agit de sport, peut être de performance. Mes yeux s’emplissent des paysages, mon cœur se gave de ce bien être. La conscience du bien être m’ouvre grandes les portes du bonheur.

Exacerbés par les efforts, mes sens observent, captent les moindres détails de mon environnement immédiat et lointain. La moindre odeur, la moindre lumière, le moindre son s’enregistrent dans mon cerveau y trouvant l’écho de souvenirs enfuis. Devenu satellite défilant sur le ruban du parcours, je cherche la trajectoire parfaite, l’équilibre idéal de mon corps, de mon esprit et de tout ce qui m’entoure. Par instant, l’harmonie se fait. Mes pieds effleurent à peine le sol, légers. Le sol file, défile. Je lévite. Je me sens maître d’un monde. Maitre de mon Monde, je fais tourner la Terre au rythme de mes foulées, des foulées partagées avec tous les coureurs de cette Terre.

Le ciel rosit maintenant. La lune apparait, pleine. Me voici m’enfonçant dans la nuit, dans les heures d’un voyage intérieur. Je me lance à corps perdu dans ce voyage en pleine confiance dans la protection de mon équipe d’assistance. Pour la X-ième fois depuis le départ, l’équipe est là, prévenante, attentive, mobilisée. Nos gestes, nos échanges sont fluides. Chacun à son poste sait ce qu’il a à faire. Attentif aux autres, chacun donne le meilleur de soi même. La tête dans mes étoiles, je peux me laisser aller. Mon équipe veille et réagit à l’écoute des moindres signaux, des plus anodines informations que je peux leur envoyer. Ces instants sont magiques, exceptionnels. Minimilkil 2009, l'équipe veille en arrière planSeule une préparation minutieuse de l’équipe permet cette excellence, l’exception de ces instants. Une fois par an, deux fois exceptionnellement, toute l’équipe se mobilise pour un jour J. Comme lors d’un tir de fusée, avec la passion pour catalyseur, nous concentrons notre énergie sur un objectif, faisons converger nos volontés vers une ligne, celle d’une arrivée ou la trajectoire d’une orbite. Impossible d’être performant toute l’année, mais ce jour là, nous nous le devons, individuellement et pour tout le groupe.

A présent au cœur de la nuit, je revis des choses mille fois vécues en foulées. J’imagine cette course comme une œuvre d’art. La recherche d’un esthétisme dans l’exécution du mouvement, d’une fluidité dans les rapports à l’autre, d’un équilibre dans l’effort. La course, la foulée ne sont plus qu’un moyen d’exprimer un art, celui de la beauté de la Vie. Je ne fais qu’exécuter des œuvres, mes œuvres. Je suis le seul à le savoir, j’en suis l’unique spectateur. L’art éphémère de la course, chaque fois renouvelé, réinventé... Je traverse les paysages de la vie sans y penser, me fondant dans l’air, la lumière et tout ce qui m’entoure. J’avance sans effort, sans devoir penser au geste, ralentissant, accélérant, modulant mon allure au gré des parcours. Je n’ai pas la conscience de courir. J’ai la même impression que l’enfant qui pédale, jouant de cet équilibre, facile, léger… Je ne fais pas une course. Je joue à la course. Comme chaque fois, je me fonds dans les bois, les prés, entre les arbres, sur les plages. Je glisse dans l’air. Je ne suis plus que des jambes qui trottent, qui galopent, des bras qui aident, des poumons qui brassent, un cœur qui pompe. Je ne suis qu’un coureur contemplatif d’un tout, jubilant de cette liberté. Je cours dans l’instant, n’imaginant que le présent sans rien anticiper ni calculer. Je connais la valeur de cette impression si intense. J’en ignore pourtant le prix. Rien ni personne ne peut l’acheter ni même l’offrir. Rien dans les poches, léger comme l’air, je file facile, tranquille. Rien dans les poches, je suis pourtant l’homme le plus riche du monde. Pour quelques instants, quelques secondes, je suis riche de cela, ce tout que rien jamais n’achètera.
Badwater 2010 , tous réunis la veille du départQue votre course fasse un, dix, vingt, cent kilomètres, un jour, une heure, vingt minutes, que vous couriez, que vous marchiez, peu importe, cette aventure est là, près de vous, à quelques foulées à peine. Peut être les premières, celles qui coutent le plus d’efforts. A votre tour, au fil du temps, vous allez voir ces petits instants de magie, d’harmonie dans la course. La légèreté de la foulée, la ligne de crête d’un vallon dans la lumière de l’hiver, le vent qui voudra vous retenir le long des dunes, vos cuisses que chaufferont dans le collant, l’eau que vous boirez avec délectation, le soleil qui se lèvera sur la ville à la fin d’un footing matinal. Alors oui, vous oublierez la lutte du corps pour ne plus voir que la beauté d’un paysage, le bruit rassurant de la respiration, la caresse de la sueur. Lancez-vous ! Épousez le relief, gravissez les bosses, dévalez les pentes. Vous aussi, jouez à courir.
Me voici au bout du parcours. Au fil de la nuit, la lune nous a fait de l’œil. Les yeux mi-clos, comme ivre de fatigue et de joie mêlées, de toutes ces choses qui me rendent intensément vivant et crûment Humain, je me laisse aller à rêver. Je rends son clin d’œil à la lune. Je me surprends à m’imaginer courir cette lune. Mais pas avant d’avoir couru toute ma Terre…

Ce texte a été écrit dans sa forme initiale fin 2012-début 2013. Il s'inspire librement d'aventures vécues avec mon équipe d'assistance notamment lors de la Mini Mil Kil 2009 (donc vous pouvez voir le film ici) et de la Badwater 2010 (le film est ici).

Le texte devait être publié dans un livre consacré à l'aventure spatiale. Il avait été écrit sur commande pour mettre en avant l'importance d'une équipe dans un sport pourtant individuel. Des demandes de modifications que je ne souhaitais pas introduire n'ont pas permis de trouver un accord éditorial et le manuscrit original ne fut jamais publié dans le livre. Le texte dormait sur une clef USB. Voilà qui est réparé.