Petite histoire de l’Ultra ou l’éternel recommencement…

couvspiridonL’Histoire de l’Ultra, celle avec un grand « H », voilà la perspective effrayante qui se profile au bas de la page blanche virtuelle, électronique mais blanche qui me fait face. Pourquoi ai-je dit oui quand la rédaction d’Ultrafondus m’a proposé le sujet ? Pour me plonger dans les livres, des archives, le Web, pour chercher avec fièvre et terreur de l’inexactitude les récits des courses des années 1900 ? Pour vous assommer de chiffres, de kilomètres, de titres et autres championnats, vous assommer à vous en donner la migraine et les jambes raides ?
Non, j’abandonne… Je ne suis ni historien ni journaliste. Ce sont de vrais métiers dont je ne maîtrise aucun des contours du profil.


C’est dommage. Courir, courir, longtemps, loin, partout, par tous temps c’est bien là une de mes passions. J’y baigne, j’y cours depuis des décennies. J’en connais sur cette histoire là... Mais seulement des bouts. Seulement des couleurs. Des larmes. Des rires. Des émotions. Des plaisirs. Des petites histoires.
Alors je vais oublier la grande histoire pour vous conter –presque- toutes les petites histoires que j’ai connues et aimées dans l’Ultra. L’Ultra et tout le reste car sans le reste, sans les pionniers, l’Ultra ne serait rien. Naturellement, je ne vais vous conter que quelques épisodes, un best-of honteusement subjectif. Vous êtes prêts ?

cpybernardmalhache departxxdJe crois avoir toujours vu mon père courir. Courir et marcher. De l’Ultra déjà, au début des années 70, sous la forme de brevets Audax à la marche : des trucs de 100 kilomètres en 24 heures, un 135 kilomètres entre Périgueux et Bordeaux. Des trucs à lui faire sauter les dix ongles de pieds en un seul coup… Pour le reste, la course, mon père fait alors avec ce qu’il trouve. Des cross l’hiver, un peu de piste l’été et peut être les premières courses sur route. Il me semble surtout que hors des sentiers battus voire rabattus de la Fédération Française d’Athlétisme, c’est le désert.
En 1975, j’ai 8 ans et j’emboîte les foulées paternelles. C’est cette même année que tous les deux mois, le facteur commence à apporter une enveloppe kraft format A5 que j’attends avec impatience. Huit lettres en orange sur des couvertures en noir et blanc, un vent nouveau porteur de liberté d’esprit qui souffle à chaque page, à chaque ligne. SPIRIDON est entré dans la maison. Les gars dont je lis les noms, dont je vois les visages deviennent mes héros : les marathoniens surtout puisque mon père se lance sur la distance, les Kolbeck, Margerit, Bobès, Moissonnier, Prianon deviennent mes idoles. Idole aussi, Francis Gonzalès, le bordelais, coureur de demi-fond surdoué qui fait les jeux olympiques à Montréal sur 1500m. Le samedi matin au parc bordelais, mon père court avec Francis à une allure qui me semble folle pendant que je foule la boucle de 1800m dans le parc en rêvant de chronomètres affolés. Je retrouve Francis aussi lors de ses stages à Lacanau où l’équipe nationale belge vient s’entraîner avec les Puttemans, Roelands, les cadors de l’époque...

insidespiridon3Autre légende mythologique, après Spiridon, parlons d’Achille. Ni coté talon, ni coté tendon, parlons d’Achille version Adidas. De la publicité camouflée ? Une invitation à céder aux rites des fashion-victims des années 2000 ? Même pas ! L’Adidas Achille a marqué une génération de coureurs sur route, de grand fond notamment. Dans les années 70, le choix en matière de pieds était maigre. Maigre et peu confortable. Mon père utilisait des chaussure de sport, de tennis, de n’importe quoi. De vrais saunas pour orteils en peau retournée ou en mauvais skaï… Par correspondance, auprès de Spiridon notamment, on peut alors trouver des chaussures de spécialistes au noms connus aujourd’hui ou toujours exotiques : NB, EB, Brooks… Apparaît alors le météorite version chaussure, le truc qu’on peut essayer à coté de chez soi, le truc que petit à petit beaucoup de monde va porter. Une chaussure en toile bleue, à trois bandes blanches, des anneaux en plastique pour le laçage, un poids version plume, une semelle relevée devant et derrière, l’Achille est là, première chaussure conçue et pensée pour le grand public qui court. Révolution pour beaucoup qui vont enfin pouvoir oublier leurs cauchemars d’ampoules, tendinites et autres joyeusetés. Pour moi, un rêve à la limite de l’obsession. Et puis un soir je suis allé me coucher après avoir déposé une paire d’Achille pointure 37, encore dans sa boite, à coté de mon lit. J’ai même dû m’endormir en rêvant de longues cavalcades…

Le calendrier des courses hors stade compte alors en grande majorité des épreuves sur route et le nom de « trail » n’existe que dans le langage américain. Le choix conventionnel et béni par la Sainte FFA se décline en semi-marathons, voire marathons, quelques courses sur route, des corridas, quelques classiques en montagne. A cette époque, on ne s’étonne pas de ne trouver que des gobelets d’eau et des morceaux de sucre aux tables de ravitaillement. On n’oserait même pas se plaindre de ne pas recevoir un tee-shirt fut il même en coton ! Heureuse époque… Une poignée de main, un sourire, la joie de l’arrivée, que demander de plus ?

MICHEL TOUMAZOU, PRÉSIDENT DU SPIRIDON CLUB D’AQUITAINE DE 1979 À 1988

« UNE HYGIÈNE PHYSIQUE ET MORALE »


Michel Toumazou à 31 ans lorsqu'en 1966 il se met à la course à pied, dans des circonstances pour le moins étranges. À l’époque, courir relève déjà de la bizarrerie, mais en plus Michel, récemment accidenté, porte un plâtre au bras. Les gens du coin le regardent « comme une bête curieuse » se souvient-il en rigolant. En 1967, Michel s’offre sa première sortie longue, 20 km du côté de Lacanau sur les pistes des résiniers, avec les coureurs de l’ASPTT Bordeaux et leur entraîneur Roger Grange. Roger, c’est un entraîneur qui a vu passer devant son chronomètre des centaines de champions de France en cinquante ans de bons et loyaux services.
Michel tombe amoureux de ces pistes – pas encore dénommées cyclables – aux alentours de Lacanau, et viendra s’y installer par la suite. Entre-temps, il prend goût à ces sorties de 20 à 30 km en nature, et s’aligne en 1978 sur son premier cent bornes, à Belvès. Pas facile à l’époque dit-il : « Parfois on prenait le départ avec des chaussures à la semelle ultra fine… »
Équipement, entraînement et nutrition n’étaient bien sûr pas à la pointe à l’époque, tout était à inventer. C’est dans ce contexte que la revue Spiridon est née, lancée par Noël Tamini et Yves Jeannotat en 1972. Cette revue promouvait la course à pied d’abord comme un loisir bénéfique à la santé, plutôt que comme une pratique compétitive.
C’est exactement dans cette optique que Michel a toujours abordé la course : « Si je suis en excellente santé aujourd’hui à 74 ans, je suis sûr que c’est en partie grâce à la pratique de la course d’abord comme une hygiène physique et morale, et seulement ensuite comme un sport de compétition. »
En 1979, Michel est à l’origine de la création du Spiridon Club d’Aquitaine, dont il sera Président presque 20 années durant.
logospiridonaquitaineÀ cette époque, les Spiridon Clubs naissent un peu partout, d’abord en Suisse puis en France et dans les pays adjacents, prouvant l’engouement des coureurs pour la liberté de courir hors stade, une pratique dont se moquait alors la Fédération Française d’Athlétisme. Démocratisation de la course, ouverture de la discipline aux femmes, développement du matériel, de l’entraînement et de l’alimentation, création de nombreuses épreuves, sont autant d’actions dans lesquelles se sont investis les Spiridon Clubs. Encore aujourd’hui, ils sont plusieurs dizaines à être actifs en France et dans les pays voisins, et à regrouper en leur sein coureurs « loisir » et coureurs « compétition », avec toujours ce credo, comme le rappelle Michel, « de courir ensemble, et pas les uns contre les autres. »

Qui sait aujourd’hui ce que Spiridon signifie pour les « anciens » de la course ? Le nom d’un club ? D’une légende grecque ? Mauvaise pioche ! Spiridon, c’était un état d’esprit, un mouvement autour du magazine et de son emblématique rédacteur Noël Tamini. Partout en France, fleurissent des « Spiridon clubs » locaux. Dans le même temps une fronde anti-FFA s’enracine. Nous sommes à la fin des années 70, puis dans les années 80. Mai 68 a laissé des traces de poudre dans les esprits et la notion de rentabilité n’est pas encore omniprésente dans le sport et les loisirs.
C’est ainsi que certains luttent contre de fumeuses histoires de récupération des courses sur route par la fédération. Les aveyronnais sont parmi les plus actifs. On raille aussi la suspension –à vie- finalement temporaire de Jean-Marc Bellocq, l’icône des 100 bornes, coupable d’avoir couru les Comrades en Afrique du Sud.

Chez nous se tiennent les réunions du Spiridon Club d’Aquitaine dont mon père est un pilier. J’aime alors ces ambiances de veillées d’armes, de retours de campagnes, ces courses mille fois faites et refaites, ces anecdotes dont je ne me lasse jamais.
Ces pionniers locaux partent faire de lointains 100 bornes. Entre 1975 et 1980, les courses de ce format sont nombreuses : Millau, Migennes, La Ferté Bernard, Condom, Steenwerk, Perpignan et son travailleur catalan… Première épreuve de 100km en France en 1972, Millau fait figure de monument. Très vite, elle devient « La Mecque du grand fond».  Les candidats à l’Aventure, celle avec un grand « A » sont nombreux. Désir d’explorer des choses nouvelles, démarche de partage, recherche de performances pour des marathoniens curieux, les motivations et autres raisons de faire le grand saut sont nombreuses. Serge Cottereau est sans doute pour beaucoup dans l’histoire. Ses premiers livres dont le collector « La course de fond à style libre » rendent accessibles à beaucoup les rêves d’Ultra. Comme en plus il appartient à l’élite cent bornarde, il devient un symbole. A cette époque et quelque soit le parcours, les courses sont débridées et les performances de très haute volée. Les coureurs partent vite, voire très vite, les stratégies de course tiennent souvent du « ce qui est pris n’est plus à prendre », le matériel et plus encore l’alimentation sont rudimentaires. Tout semble simple, empreint de bon sens et de remise en question permanente mais les chiffres sont là : les courses se gagnent très vite, les coureurs à moins de 8 heures sont nombreux et la densité des performances est à peine croyable. Certes les parcours ne sont peut être pas mesurés, calibrés mais les performances se répètent… Une chose est sûre quoiqu’il en soit, le business de la course est alors un tout petit gâteau et les appétits ne sont pas aiguisés comme aujourd’hui. Les GPS, les cardiofréquencemètres, les poudres miracle, les gels performance sont à des années lumières de ce temps. Autres temps, autres mœurs…
insidespiridon1Pour autant, le 100km n’est pas le seul format en vogue. L’hivernale à Limoges propose un 75 kilomètres en plein mois de janvier alors que la même distance est au menu de la course « Alpes Méditerranée ». Il y a aussi plus long, Millau - Belvès et ses 257km en 1979 puis Belvès-Millau sur 271km ( !!!) en 1981. On verra aussi des courses de 6 jours à La Rochelle, des Bordeaux-Paris, un 500km dans le Sud-Ouest. On y trouve alors une élite française qui écume toutes ces épreuves : les Zabalo, Boussiquet, Menand, Faucheux, Brengues, Stenger sont ces pionniers et accessoirement mes héros.

Ne vous méprenez pas pour autant. L’Ultra d’aujourd’hui s’est aussi nourri d’épreuves et d’expériences hors sentiers, assez naturellement en somme. Dans les années 70, certaines grandes classiques comme Marvejol-Mende prennent naissance. Sierre-Zinal, course de montagne en Suisse, compte parmi ces épreuves phares. Aux cotés de Chaumont-Chasseral par exemple, elle fait partie d’un challenge très réputé des courses de montagne, le challenge CIME auquel Spiridon donne un large écho. Ces courses sont finalement des trails qui ne disent pas leur nom. Des courses longues, au moins 30 kilomètres, au profil vallonné et difficile. Pour autant, les coureurs s’y pointent en short, tee-shirt et simples chaussures. Le ravitaillement y est rudimentaire voire rustique. Et sur ces courses aussi, ça envoie du lourd… Italiens, Suisses, Allemands, Français, Anglais et même Américains se disputent des victoires prestigieuses. Dans les régions, des courses de renom s’enracinent dans les traditions et le terroir : les Crêtes du Pays Basque à Espelette (64) ou la Course de la Grande Sure à Voiron (38). Cette épreuve très ancienne est encore extrêmement populaire lorsque mon père la fait en 1979. Course de 54 kilomètres, elle propose 10 bornes de marche athlétique, 27 de course avec l’ascension de la Sure puis un final de 17 kilomètres de marche. Les barrières horaires sont terribles et ceux qui finissent sont accueillis comme des héros. Epreuve singulière pour fortes têtes…
En 1987, le Paris-Dakar devient aussi pédestre. Une course qui s’étend sur deux continents et des milliers de kilomètres pour des équipes en relais. D’aucun vont y découvrir l’Afrique en courant. Suivront le Marathon des Sables et les épreuves que nous connaissons aujourd’hui.

Tout est alors en place pour explorer ces espaces géographiques, physiques et spirituels qui s’étendent au-delà d’un marathon. A l’heure où il devient de bon ton chez les gens dynamiques d’exhiber sur le mur des bureaux les diplômes de marathons de renom, d’autres coureurs libres et curieux comprennent que convivialité, fête et partage ne se décrètent pas à coups d’incitation aux déguisements dans le règlement de marathon hors de prix. L’Ultra devient une nécessité, une urgence à vivre intensément avec conscience ou pas de la profondeur de la démarche. La modernité va faire le reste…

Le vingt et unième siècle connaît une révolution technologique. Internet envahit nos bureaux, ninsidespiridon2os maisons, nos quotidiens et affranchit les frontières, mieux mêmes les vieux carcans et les craintes. Moi-même qui croyais ne pouvoir faire qu’un Ultra par an maximum, Ultra suivi de semaines de repos, je découvre de par le monde des coureurs qui enchaînent, vivent les ultras avec gourmandise et tout autant de passion que moi. L’ultra se partage sur le Net, les gens offrent aux autres leurs recettes, partagent leurs secrets pour réussir un ultra. Je découvre après toutes ces années de pratique que finalement, courir des paysages, des cartes géographiques des kilomètres durant en oubliant les cadres passés offre du plaisir. Je découvre que cette pratique ouvre des portes, des moments de pause et plénitude. Mieux même, Internet facilite les projets. On suit les courses en direct à des milliers de kilomètres, on rêve en regardant les photos et on finit par partir faire une Badwater, une course africaine, une Sakura Mishi. Des horizons infinis s’ouvrent sous nos foulées et dans nos têtes…

Après m’être replongé avec émotion dans ces vieilles histoires, je me rends compte que finalement la vie n’est qu’un éternel recommencement. Je partage mes foulées avec des compagnons avec qui je partage aussi un certain engagement dans cette pratique. Une sorte de mode de vie, une quête spirituelle que ne dit pas son nom. Une pause régulière dans un temps qui s’accélère toujours plus.
J’essaie juste de vivre cela comme un moment que nous nous offrons hors des délires consuméristes, des moyens de se déplacer toujours plus vite, d’acheter, consommer et posséder encore plus. La course, l’Ultra comme un simple geste naturel et doux.
Et si nous repartions aux premières lignes de cet article ? Etonnant, non ? L’Histoire ne serait elle qu’un éternel recommencement ?
Allez enfants, femmes, hommes, levez vous ! Passionnez vous, explorez vous, courez libres et heureux. Simplement heureux…

 

(Photos : Collections personnelles Bernard Malhache,  Michel & Vincent Toumazou)
Article publié dans le Hors Série n°1 du magazine Ultrafondus à l'été 2009.