Millau 2006, le meneur (qui manquait vraiment) d'allure...

Dans un moment de folie, j'ai accepté d'être meneur d'allure 9 heures. Objectif largement atteint et même dépassé puisque j'ai mis 9h37. Voilà, maintenant, passons aux détails en six tableaux. Sortez vos parapluies, sortez vos mouchoirs, servez vous une bonne mousse, buvez la à notre santé. Chut, ça va commencer...

Le meneur, le suiveur et le spectateur

J'aurais pu choisir un suiveur blagueur. Ou un suiveur dragueur. Ou non, tiens, un suiveur contrepéteur. Pour suivre des coureurs de fond, voilà qui est adapté. Non, finalement, j'ai choisi Philippe. Philippe est mon ami. Philippe est mon suiveur. Mais Philippe est un menteur. Philippe prétend avoir accepté de venir me suivre, un soir sous l'effet de l'ivresse. Ok, j'avoue, c'est vrai mais il oublie de dire que si j'avais moi-même été clair, je n'aurais pas eu l'idée de le lui demander. Tout en finesse qui plus est... C'était un soir clair (de lune seulement) de mai. Je venais juste de me marier et on cassait la gueule des bouteilles avec régularité, application et abnégation aussi sûrement que les coureurs de Millau devaient déjà engranger les kilomètres.
Il a menti, j'ai menti. 1-1, match nul. Mais qu'on a bien fait de refaire notre monde, de « pré-faire » Millau, ce soir de mai. Nous voilà ensemble. Mon père est là aussi. Mon père n'est pas suiveur. Mon père est spectateur. Eternel témoin de mes noces, millavoises pour cette fois. C'est bien, c'est simple. Simplement bien. Me voilà donc bien boutiqué avec un suiveur et un spectateur. Trio en « eur », trio du coeur.

Le meneur (manque de toute évidence) d'allure

millau2006 grp1Dès le départ, un groupe se forme. Une bonne quinzaine d'éléments y figurent. Du costaud au curieux, tous ont une bonne raison de se caler dans ma foulée. Et là, ça commence. Un joyeux brouhaha, un chaleureux chahut s'instaurent très rapidement. Il y a ceux qui débutent et qui parlent parce qu'ils ont peur. Il y a ceux qui débutent et qui se taisent parce qu'ils ont peur. Il y a ceux qui n'ont pas peur mais qui parlent. Il y a ceux qui ne parlent pas et qui n'ont pas peur. Et ils y a ceux qui parlent parce qu'ils sont blagasses. Je suis de ceux là. S'installe donc un salon où l'on cause et où, au milieu d'un fameux bordel, des suiveurs essaient de nous ravitailler à intervalles réguliers. Cela relève parfois de l'acrobatie mais ça passe.
Mon rôle de meneur est plutôt sympa à assumer. Je réponds aux interrogations des « bleus » tous aussi sympathiques les uns que les autres et je contrôle les temps d'arrêt à chaque ravitaillement. Tout se passe bien dans l'ensemble. Je remarque bien que je n'ai pas des jambes géniales pour une telle journée mais comme chacun assume sa part de boulot dans le groupe, tutto va bene.
Tutto va bene, va bene, oui, mais ça c'était avant le drame.

Le ciel s'est ouvert sur nos têtes.

Il est presque midi trente. Le groupe des 9 heures a passé la marque du kilomètre 30 depuis cinq petites minutes. Le temps pour la pluie qui nous tient compagnie discrètement depuis le départ de nous signifier que, passé le village de La Cresse, nous sommes chez elle. La dizaine de coureurs que nous sommes se resserre comme pour faire front face aux éléments qui fourbissent leurs armes. Insensiblement, le rythme s'accélère. Les visages se crispent. On sent tous, que « ça » va arriver. Les bosses du toboggan que nous parcourons depuis le Rozier ont éliminé certains éléments, amenuisaient des espoirs. Mais le pire est à venir, on en est maintenant certains, le vent nous le souffle.
millau2006 km35BDEt soudain, le ciel s'est ouvert sur nos têtes. Le vent s'est déchaîné.
Le ciel s'ouvre sur nos têtes et nos esprits se mettent à flotter. Nos bustes se raidissent, les têtes rentrent dans les épaules comme pour faire corps. L'effort se durcit encore. Les souffles se font bruyants. Plus un mot ne perce les hurlements venteux de la pluie. Les cours s'affolent, les cuisses durcissent en se carbonisant. Les têtes savent que les corps ne pourront pas beaucoup plus longtemps. Les esprits ne sont plus à l'effort. Ils sont à la crainte. Ils ne sont plus à Millau. Ils sont à ces enfants, à ces êtres aimés qu'ils n'auraient pas du laisser. Ils sont à ces repas qu'il serait l'heure de partager. Ils sont à ces moments qu'ils n'auraient jamais dû manquer...
Le ciel s'est ouvert sur nos têtes et l'horizon s'est refermé sur nous. Les suiveurs, les autres coureurs, les arbres ne sont plus qu'ombres. Le monde se réduit à cet espace infime presque intime où, tous, nous jetons des forces que nous savons précieuses.
Le ciel s'est ouvert sur nos têtes et ma volonté s'est liquéfiée. Douze kilomètres durant, la pluie m'a noyé, le mur de vent m'a broyé. Je ne suis plus à un groupe. Je suis dans le groupe mais plus à lui. Je voudrais lui demander de m'attendre mais je m'entends lui dire de filer : « Je suis mal, faites votre course. Bon courage. » J'enrage. Tout ça pour ça. Les éléments en colère m'ont rendu passif, spectateur. Sans force ni espoir.
Le ciel s'est ouvert sur ma tête et mes jambes m'ont lâché. Sous mes pieds, le tarmac s'est dérobé. Mes rêves de grâce virevoltent dans le vent et mes forces ruissellent sur mes jambes pour se laisser emporter par le torrent d'eau qui défie la route.
Et soudain, comme à chaque fois, le miracle qu'un long instant j'ai cru impossible, le miracle espéré va me saisir, me remuer. Un électrochoc, un hydrochoc. Les jambes reviennent, mon esprit regalope vers des envies folles de viaduc et de cavalcades dans Tiergues. La machine a calé mais elle est repartie.
Au pied de la côte de Raujolle, les persiennes du ciel semblent s'être cabanées et un filet de lumière crue traverse leur tamis. Je revis...

Tiergues : le juge de paix m'a collé l'éternité

En grimpant la côte sous le viaduc, j'aperçois éparpillés dans la pente, arc-boutés sur leurs efforts, une partie des compagnons du groupe 9 heures. Plus haut encore, je devine l'autre meneur d'allure 9 heures, Jacques. Le kaléidoscope « engoutté » de mes lunettes ne laisse filtrer que ce que ma volonté veut bien voir : le sommet et rien d'autre. Sous le viaduc, je dépasse Jacques qui m'annonce qu'il va arrêter. Me voilà seul à devoir essayer d'emmener le groupe des 9 heures. Nos quatre jambes n'auraient pourtant pas été de trop.
Ma décision est prise. Je dois rattraper les gars du groupe que j'aperçois encore devant moi, dans la pente qui file sur Saint-Georges. Je dois les reprendre et embrayer, tourner la poignée, me mettre dans le rouge mais emmener, emmener aussi longtemps que possible ceux qui restent du groupe sur les 9 heures. Ou plutôt sous les 9 heures. Je préviens mon suiveur et mon père « Les 9 heures sont jouables mais il ne faut plus rien lâcher. Il faut envoyer, envoyer, envoyer ! »
Je vais jouer à ce petit jeu dangereux trente kilomètres durant. Au bas de Tiergues, en sortant de Saint-Rome nous sommes de nouveau quatre ou cinq sinon ensemble, du moins très proches. J'adopte un rythme alterné de 3 minutes de course et 30 secondes de marche. L'ascension se passe bien, appliquée. Des vagues de bonheur me submergent par instants. Je sais le prix de cette forme, la chance que cela représente. Les efforts sont difficiles, coûteux. Les jambes restent douloureuses depuis le déluge du milieu de journée. Peu avant le haut, une crampe me stoppe quelques instants. J'ai de nouveau perdu le contact avec le groupe. Je recolle dans la descente. Ca sent la fin. Ou du moins son commencement.Après Saint-Affrique le groupe est dispersé même si nous nous apercevons toujours. C'est déjà ça. Ca rassure. Et c'est reparti dans la côte. Je reprends mon rythme de l'aller. J'ai la sensation de parfaitement bien gérer la chose. Je ne pense plus à la suite. Je profite aussi de tout cela pour encourager, rendre les saluts à ceux que je croise. Allez, allez..
Dans la descente sur Saint-Rome, le poste s'éteint. Plus de son, plus d'image. J'avais plaidé deux heures pour rentrer depuis là jusqu'au Parc de la Victoire mais le juge de paix, le juge de Tiergues me colle une éternité. Une éternité à vouloir manger, à vouloir vomir, à avoir chaud, à avoir froid. Une éternité à marcher, puis courir, puis remarcher, puis recourir. Une éternité de galères. La grande aiguille du temps tourne au ralenti mais toujours plus vite que mes jambes. Facile, facile et terrible. Une éternité. A ruminer des regrets. N'avoir pas été à la hauteur de ma tâche de meneur. Je n'ai peut être plus les jambes, plus l'âge, plus rien de ce qu'il faut. J'ai eu la prétention d'emmener une allure qui n'était pas mienne en ce 23 septembre. A tous ceux que j'aurais pu induire en erreur sur cette course, je présente mes excuses. J'ai tout donné, je suis allé chercher très loin les dernières forces. Il m'a manqué la tête et la force. morale. J'ai tout donné et je vous demande de me donner un pardon.
Voilà tout est dit. Un dernier abas d'eau et de vent me noie sous le viaduc à quelques râles de l'arrivée. Je suis un peu déçu de cette Bérézina. Mais mon bonheur d'en finir n'en sera pas moins grand. C'est cela la magie de Millau. Et c'est bon. Un bonheur à tartiner, à lécher sur le bout de ses doigts.

Récit mis en ligne sur le forum ADDM en octobre 2006.